Le discours de la matière

La vraie création romanesque utilise le réel et n’utilise que lui avec sa chaleur et son sang, ses passions et ses cris et elle ajoute quelque chose qui le transfigure.
Albert Camus, l’homme révolté

En descendant le dôme de dacite jusqu’au bord de l’ancienne coulée, Edouard a senti l’odeur douceâtre du bois Ti Bonm porté par des vents tièdes. Assis dans la rumeur monotone et variée de la mer, il observe les vagues, l’écume, et les rochers. Il sait que sa peau va prendre ce goût léger de sel qu’il aime tant. Les couleurs changeantes de l’eau, le ciel et les nuages l’enchantent. Le frisson d’un nuage, une légère modification de lumière et le tableau se nuance, varie du différent à l’identique. Edouard contemple, Edouard médite. Alternent alors les moments de pures sensations et d’autres durant lesquels il s’interroge. Inquiet de cette complexité, de ses propres limites, de cet indéchiffrable, il est rassuré par cette osmose avec quelque chose qui le dépasse et la certitude qui en découle que la vie va permettre d’avancer, de creuser (oui, de creuser plutôt), puis de parler ou de se taire, ce qui revient au même. Dans tous les cas, de vivre, de faire face. Cette expérience n’est pas en soi une œuvre d’art. L’œuvre d’art ne commence à exister qu’à l’instant où l’artiste va chercher à communiquer à partir de cet excédent de vie, et tenter de dire ce fragile équilibre entre le bonheur de ressentir la vie, la beauté des choses et la souffrance, la douleur des questions sans réponse, de dire à la fois cette énigmatique transcendance (1) et la dureté âpre du monde, de représenter. La photographie est-elle capable de figurer une telle tentative ? Edouard se lève, muni d’un appareil photo: il décide de fixer la scène qu’il avait sous les yeux, on devrait dire « sous le corps (2). Il sera cependant impossible à ce cliché de dépasser la simple reproduction d’un bout de la scène dans laquelle se trouvait Edouard et d’accéder à la représentation. Bien sûr parce qu’il a été contraint d’opérer un choix de cadrage dans la totalité observable et que la scène délimitée a été nécessairement figée, mais surtout parce que figée, l’image n’a pas été stylisée (3) , cette opération requerrant plus que des choix techniques d’enregistrement simple d’une portion du monde, des choix esthétiques . A la fin, par manque de style donc, le cliché montre toujours trop de détails (Edouard aime dire que la photographie est toujours trop bavarde>(4) et échoue à rendre la totalité, la richesse de l’expérience humaine. Certes, interrogé sur le sujet, Edouard voit bien que l’on peut tenter de réduire ce bavardage en jouant sur les lumières, créant des effets de clair-obscur, en jouant sur des effets de flous d’arrière-plan, etc. Mais pour lui, le cliché reste dans tous les cas toujours bien trop proche du réalisme brut, son lien avec l’objet photographié reste bien trop fort pour qu’une forme véritablement nouvelle structure le réel. Un discours complexe, le rendu de l’expérience humaine dans sa globalité, sa complexité, lui échappe. Pour Edouard, c’est donc ontologiquement que ce type de cliché photographique est à ce point limité dans ses fonctions expressives. (…) Extrait d’un texte de C. Broise sur la question photographique.

 (1) La transcendance vivante dont parle Camus ? « Mais il y a peut-être une transcendance vivante, dont la beauté fait la promesse, qui peut faire aimer et préférer à tout autre, ce monde mortel et limité ». A. Camus, l’homme révolté, Gallimard, Folio Essai, p.323. Retour au texte

(2) On peut penser ici à l’art unidimensionnel dont parle Jean Clair. « C’est que le peintre au pastel n’engage pas seulement son regard, pas même son oeil et son esprit, , mais qu’il engage son corps entier. Et l’éréthisme du pastel, ce frémissement charnel qui en prolonge la vie à nos yeux comme à l’ensemble de nos sens, est la réponse possible aujourd’hui, transgressant toutes les limites fixées de l’extérieur, à une époque dont non seulement l’homme, mais encore l’art s’étaient voulu unidimensionnels. Jean Clair, Considération sur l’état des Beaux-Arts, critique de la modernité, NRF Essais , Gallimard, 1983, p.150-151. Retour au texte

(3) « cette correction, que l’artiste opère par son langage et par une redistribution d’éléments puisés dans le réel, s’appelle le style » A. Camus, l’homme révolté, Gallimard, Folio essai, p.336. Retour au texte

(4) «Ainsi un tableau photoréaliste, qui s’affirme si fidèle au réel, mais qui n’est pas passé par le filtre du dessin, offre au spectateur une telle masse d’informations, situés sur le même plan, comme livrées par un mécanisme électronique, toutes également importantes ou également futiles, un entrelacs de formes et de couleurs à ce point nivelé, que l’ensemble n’apparaît pas moins abstrait au regard qu’une peinture monochrome ou qu’une oeuvre conceptuelle. L’abstraction opère ici par excès, comme ailleurs elle opère par défaut». Jean Clair, Considération sur l’état des Beaux-Arts, critique de la modernité, NRF Essais , Gallimard, 1983, p.135. Retour au texte