Suzanne et les photographes

On a vu récemment à la foire d’art contemporain de Cologne (2014), une jeune femme, le bas ventre et le haut des cuisses cachés par un rideau, introduire des oeufs remplis de couleurs dans son vagin, puis, juchée entièrement nue, les jambes écartées, sur une sorte d’échafaudage érigé sur la place devant la salle d’exposition, les expulser. Les poches de couleurs explosent alors sur un papier posé au sol. Sous les regards du public, la jeune femme plie ensuite la feuille en deux, écrasant par la même les couleurs sur l’autre moitié fabriquant ainsi, telle une image d’un test de Rorschach, une oeuvre qu’elle intitulera: » PlopEgg #1, la naissance d’une peinture ».

Je souhaite parler ici, non pas tant de  l’oeuvre résultant de cette performance, que de l’image ci-dessous montrant un homme qui, à défaut photographier la peinture, cherche à immortaliser l’artiste en action.(« … Là où certains brandissent leur appareil comme un fusil de chasse, au tir rapide et claquant – la façon la moins décente de prendre une photographie »: Hiroshi Sugimoto)

Milo Moiré devant la foire d'art contemporain de Cologne (2014)

Dans le tableau du Tintoret reproduit ci dessous, comme dans la photographie, il est aussi question de voyeurisme et de désir, mais l’analogie s’arrête là.

Suzanne au bain Le Tintoret 1550 Le Louvre

Là où Milo Moiré réalise une performance, sur une place publique, suscitant par là même les regards du public et des images photographiques ( d’elle, de son corps en action, non de la peinture finale), le peintre ne propose aux spectateurs que son oeuvre achevée, montrant que la technique est l’affaire exclusif de l’artiste ( et sans doute de quelques spécialistes) et ne concerne pas directement le public

Là où le discours de Milo Moiré cherche à justifier la forme de sa performance, celui du Tintoret (mais on peut dire la même chose de Rothko) est pétri avec la pâte et la forme de sa peinture. La toute puissance d’un corps exhibitionniste s’exprimant chez Milo Moiré, la puissance intellectuelle et sensible chez le Tintoret. La pornographie d’un côté, l’érotisme de l’autre. L’auto-célébration du corps d’un côté, la construction par la culture, la sensibilité, le désir maîtrisé, d’un objet de culture de l’autre. La simplicité fade d’un côté, la belle complexité de l’autre.

Car quelle richesse chez Le Tintoret! On peut à loisir observer les vieillards qui regardent, mais quoi ? On peut se réjouir d’être en tant que spectateurs à l’extérieur de la toile mieux placés qu’eux. Certains s’useront les yeux sur le petit miroir qui s’obstine à ne rien montrer ou à admirer la nudité de Suzanne. On en oublierait presque l’histoire… mais peu importe, car nous, spectateurs ne seront pas condamnés. Et puis Suzanne, curieusement, ne nous invite-elle pas du regard ? Nous sommes comme pris dans le réseau de ce tableau dont il est difficile de sortir.

Bon, mais que dire donc de cette toile de Mme Moiré …

PlopEgg #1, la naissance d'une peinture".

Certains semblent s’étonner que cela ressemble à un utérus … 

Un utérus donc.

 

Christian Broise (2014)