Le banc

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  • Publication publiée :septembre 1, 2021
  • Post category:Poésie

D’abord il faut un banc.

Un homme serait assis sur ce banc, à une extrémité, juste au-dessus du pied gauche. Il se serait tenu là et aurait observé en silence le paysage devant lui. Un autre homme serait alors venu s’asseoir à sa droite, tranquillement. Il n’est pas certain qu’il aurait demandé la permission de s’asseoir, il se serait installé, simplement, conjecturant que si l’homme s’était posé aussi loin du centre, ce n’était pas forcément par timidité ou désir de solitude, que c’était sans doute qu’il ne voyait à priori aucun inconvénient à ce que quelqu’un se joigne à lui, ne serait-ce qu’à l’autre extrémité. Il aurait salué d’un simple mot, « Bonjour ! », qu’il aurait cherché, dans la gamme des conventions sociales, à inscrire dans cet espace neutre situé juste entre la tonalité blasée d’une indifférence à peine feinte et celle presque enthousiaste surjouée d’ordinaire devant l’ami rencontré inopinément alors qu’on aurait préféré rester seul. Un bonjour simple donc, un bonjour calme, sans l’adjonction d’un « Monsieur », afin de mieux se fondre dans l’esprit de notre temps qui n’aime rien mieux que d’afficher une familiarité qui relierait tous les humains de la planète. L’autre aurait alors tourné son regard vers le nouvel arrivant et aurait répondu de même, puis aurait immédiatement ajouté. « Je me demandais au moment même où vous êtes arrivé pourquoi je n’arrivais pas à aimer la peinture de Francis Bacon alors que j’ai beaucoup aimé lire les entretiens qu’il a eus avec Michel Archimbaud ». L’autre homme n’aurait pas eu à feindre la surprise et il se serait tu. Et l’autre aurait immédiatement su que ce silence n’était pas celui causé par la sidération ou l’indifférence, il aurait immédiatement compris que son désormais voisin avait commencé à réfléchir. Et lui aurait à son tour très bien compris que celui qui entretemps regardait de nouveau droit devant lui le paysage, ne l’interromprait pas, ne manifesterait nulle impatience, avait simplement déjà replongé dans ses préoccupations. Il pouvait donc réfléchir aussi longtemps qu’il voudrait, et il savait qu’une réponse de sa part, nullement requise, serait le cas échéant favorablement accueillie. Il aurait fini par dire qu’il comprenait, que pour sa part, il avait lu le texte de Michel Leiris sur ce peintre, que le texte l’avait fasciné, qu’il l’avait certes trouvé difficile, mais qu’il l’avait lu avec passion et que cela lui paraissait un bon commencement pour une bonne définition de l’art de F.B. Ces phrases n’auraient pas été prononcées pour une autre raison que celle de tenter de communiquer à l’autre l’état de sa réflexion, en aucun cas elles n’auraient servi un autre but, par exemple celui de chercher à montrer à l’autre qu’on était à la hauteur, voire à l’épater ou seulement, dans un moment de brusque désarroi, à se rassurer soi-même, à se mettre en valeur à ses propres yeux. Une conversation s’en serait ensuivie et elle aurait été passionnante, chacun exprimant avec calme et passion non pas tant ses certitudes, mais bien davantage ses questions ou, encore mieux, aurait pu exprimer en même temps que ses certitudes ses doutes raisonnables. Ils n’auraient à aucun moment quitté le vouvoiement, ne se seraient jamais abaissés à plus d’intimité de peur que l’échange en les rapprochant trop, ne se transforme en vaines querelles. Alors, ils n’auraient bientôt plus tant parlé de F.B, de M.A. ou de M.L. mais de l’importance du style, du problème du sujet, de l’impossible déconnexion de ces deux concepts, de la difficulté de la mémoire, de l’impossibilité à penser l’autre, de l’incertitude toujours devant la complexité des choses …

Et à la fin, quand, momifiés, racornis, soudés au siège par les intempéries qui se seraient succédées, les hivers parfois rigoureux, les étés parfois caniculaires, les cris de leurs semblables et de toute leur géniture les mercredis, la musique nomade de la géniture agrandie les samedis soirs, les aboiements des chiens qui auraient quotidiennement promené leur maître, ils se seraient tourné l’un vers l’autre, la face convulsive de l’un vers le visage déformé de l’autre, et, je vous assure, vous auriez vu leur rire édenté secouer le squelette fatigué du banc.