Arrêt sur images

Le graveur (dernière version)

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Il acheta une presse, une Ribes Cameron, capable d’imprimer jusqu’au très beau format Jésus et se retira à la périphérie d’une bourgade de province où il avait vu le jour 40 ans plus tôt. Il avait décidé de quitter la ville et, malgré le plaisir avec lequel il y avait toujours travaillé, le célèbre atelier où il côtoyait tant d’autres artistes, graveurs comme lui, certains de renom.
Des amis très proches avait tenté de le dissuader. Ils lui expliquèrent qu’en se privant de l’émulation intellectuelle et artistique d’un grand centre culturel, il renonçait de fait à la célébrité à laquelle, ils en étaient persuadés, il était destiné. Mais sa décision était prise et rien ni personne ne put le faire changer d’avis.

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Il pensait qu’un lieu plus apaisé, le silence et le temps retrouvé, en lui permettant de mieux se concentrer sur l’essentiel, allait lui permettre d’aller plus loin dans son art.
Il progressa effectivement. La composition se simplifia, les couleurs se creusèrent. Il abandonnait maintenant systématiquement les aplats uniformes de teinte pure qui donnaient à ses œuvres anciennes cette exubérance qui avait tant séduit ses premiers collectionneurs. Elles se tempéraient dorénavant de nuances, de griffures d’ombres qui, en les adoucissant, leur conféraient une profondeur, un calme qu’il n’avait encore jamais atteint. Ses nouvelles images magnifiquement imprimées sur la douceur du Velin invitaient à la méditation.
C’est ainsi qu’il perdit peu à peu le goût du contact avec les galeries et les collectionneurs, et préféra dorénavant se cantonner dans son atelier. Obsédé par le risque d’affaiblir son propos, de laisser dériver son œuvre vers le séduisant et l’anecdotique, il concentrait l’essentiel de son travail sur la recherche de la profondeur. Qu’on le comprenne bien, il ne refusait pas le décoratif, mais cherchait à le tenir sous contrôle, veillait à ce qu’il ne devînt pas un simple jeu, qu’il ne prît pas le pas sur l’expression.
Pour cela, il lui fallait progresser. Il avait donc besoin d’être plus disponible, plus concentré, plus engagé. Il n’aurait dorénavant plus le temps pour tout le reste.

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Les années passèrent. Les essais et les œuvres s’accumulèrent à tel point qu’il crut parfois se perdre. C’était comme si tous ces papiers imprimés remplissaient son atelier d’une rumeur permanente qui le distrayait de sa recherche. Il devait absolument y mettre de l’ordre, mais comme il ne vendait plus rien, il ne put s’offrir qu’un meuble à plan, large et profond certes, mais ne comportant que sept tiroirs. Il y rentrerait bien toute sa production avec un peu d’organisation et d’esprit de synthèse !
Il abandonna immédiatement le principe d’un classement chronologique qu’il trouvait trop complaisant, n’envisagea pas davantage un tri par nom, ayant de toute façon décidé depuis quelques temps de remplacer les titres de ses images par une obscure terminologie chiffrée. Il ne prit pas même un instant en considération un classement par thème ou par sujet, des concepts faibles qu’il n’avait jamais pu appliquer à son art. Il lui fallait trouver une catégorie plus pertinente, plus abstraite afin de glisser dans le même tiroir des séries aux titres différents, d’années différentes, d’inspirations diverses. Il cessa donc totalement de produire et se mit au travail.

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C’était comme si le classement qu’il effectuait devenait une nouvelle œuvre à construire. Il y avait des règles, une passion qu’il fallait canaliser, et puis l’assurance d’avancer, d’y voir plus clair, de mettre quelque chose d’essentiel en forme. Il lui fallut des mois d’un travail régulier pour nommer chacun des sept tiroirs et les remplir de ses œuvres. Il aurait été certes incapable d’expliquer sa nomenclature à ses clients, mais il ne le souhaitait pas et, de toute façon, aucun ne lui rendait plus jamais visite. Lui seul savait que, s’il avait abouti, c’était aussi parce qu’il avait accepté, après d’austères réflexions, de faire confiance à son intuition, de s’abandonner à la certitude inexplicable que, parmi tous les possibles celui sur lequel il s’était arrêté n’était pas dénué de justesse et que, pour peu qu’il en acceptât l’incertain, il pouvait marquer le début d’une nouvelle étape de sa vie d’artiste.
Il verrouilla donc son meuble. « Sept compartiments, comme sept livres, condamnés par sept sceaux, qu’il fallait bien se garder d’ouvrir. », se disait-il tout sourire ce soir-là devant l’armoire close, en contemplant soulagé la seule trace visible dorénavant de son travail, sept mots enfermés dans autant de porte-étiquette en façade du meuble noir: Enfer, Dédale, Rivage, Métamorphose, Immobilité, Transparence, Profondeur. Il jeta la clé au fond d’un bureau et se promit de reprendre, dès le lendemain sa production sur des bases plus solides.
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Etait-ce d’impatience ? Il avait très mal dormi et s’éveilla le lendemain, le cerveau enfiévré et de mauvaise humeur. Il ouvrit les tiroirs, retira les gravures une à une et ne put que le constater. Certaines images ressortissaient bien de plusieurs catégories, d’autres étaient moins abouties, n’avaient fait qu’effleurer l’objectif. Son travail de rangement n’était décidément pas allé jusqu’au bout ! Une force intérieure le poussait à s’abîmer une nouvelle fois dans la classification de son travail passé. Il lui fallait réduire, réduire encore ! Il n’ eut bientôt plus que cinq tiroirs à remplir, réserva le sixième et le septième au stockage des couleurs.

Lorsqu’il décida deux jours plus tard, après une nouvelle nuit sans sommeil, de réunir finalement le critère de l’enfer et du dédale en un seul, et d’assimiler celui de la transparence à celui de la profondeur, il ne travailla plus qu’avec trois séries, ce qui eut un avantage immédiat : il put rentrer l’ensemble de ces outils, qui de toute façon ne servaient plus, dans les tiroirs désormais vacants.

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Jamais l’atelier n’avait été aussi propre et rangé. Une perfection silencieuse. Toute son œuvre rassemblée en trois tiroirs ! La forme était si belle ! Il était ravi, cela dura tout le beau mois de mai.
Mais un autre démon le hanta bientôt de nouveau. Une force intérieure, qui l’empêchait à son grand désarroi de se remettre au travail, agitait devant son esprit inquiet la promesse d’une réduction ultime après laquelle tout serait différent, la page blanche où tout rebâtir. Il décida donc une dernière fois de consulter, une à une, les œuvres ainsi classées. Et c’est au cours de ce long et fastidieux travail (les tiroirs étaient maintenant si lourds et la maniement des feuilles si compliqué), qu’il eut son idée la plus radicale. Sélectionner celles qui sortaient vraiment du lot, celles qui l’arrêtaient, celles sur lesquelles il s’étonnaient vraiment toujours. Et parmi celles-ci, de ne garder que celles dont la dominante était le rouge, qui , il s’en rendait compte maintenant, était la couleur qu’il affectionnait plus particulièrement, celle avec laquelle il arrivait à donner la plus grande profondeur à son travail.
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Il n’eut bientôt plus que de quoi remplir un seul tiroir.
Une seule œuvre cependant le laissait chaque fois qu’il la prenait dans les mains, muet de satisfaction et de plénitude. Il touchait au but. C’était de celle-ci qu’il fallait repartir pour progresser. Il l’encadra, l’accrocha au grand mur derrière la presse, posa une chaise devant l’encadrement et passa de longues heures à méditer devant les formes, les couleurs, voyager dans les transparences et s’émouvoir des détails qu’il redécouvrait sans cesse. Quelle profondeur !
Il vint se recueillir ici chaque jour, puis chaque fois qu’il se mettait à douter de la vie, qu’il avait l’impression d’avoir perdu son temps dans quelques ineptes occupations, parfois librement choisies, parfois imposées. Bientôt, il détruisit les autres gravures, revendit le meuble à plan devenu inutile, puis la presse et tous ses outils. Bientôt les visites au tableau s’espacèrent ( la magie n’opérait-elle plus autant ?). Il vendit le tableau, progressa encore, et on n’entendit plus jamais parler de lui.

Le sexe de la viande 

Rodolphe était assis sur la balançoire et observait Marie. L’hiver touchait à sa fin, les jours s’allongeaient et, cette année là, soufflait un vent léger qui agitait lentement les cordes.

Avant, elle était omnivore, mais lorsque Métis, la vieille chatte tabby était morte, elle avait décidé d’arrêter de manger de la viande. Peu de temps après cet événement, Marie avait décidé de remettre Bachat et Bouloud, les deux poissons rouges, en liberté dans le lac près de la maison. Rodolphe se rappelait qu’à cette occasion, elle s’était durablement fâchée avec ses parents qui les lui avaient offerts pour un anniversaire. Ils avaient bien tenté de lui expliquer qu’ils seraient très certainement la proie du premier brochet ou du premier héron venu, mais Marie ne voulut rien savoir. Elle ne mettait rien au-dessus de la sagesse de la nature et ne supportait plus de toute façon de voir ces deux bestioles tourner toute la journée en rond dans leur bocal.

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Plus encore que le lieu où elles sévissaient, leur nombre a été sujet à discorde. Peu savent encore aujourd’hui qu’elles étaient en fait innombrables , grouillant aux flancs des falaises, à proximité de l’île à trois pointes, dans un vacarme assourdissant. Leurs fientes empuantissaient à ce point les lieux qu’aucun humain jamais ne put s’en approcher et que les rumeurs enflèrent déraisonnablement. Certains affirmèrent que cette odeur était celle de la pourriture des corps de marins échoués, d’autres que se trouvait là une nouvelle porte des enfers.

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La piste aux ombres

Lorsqu’il regarda dans le rétroviseur, il fut surpris de ne pas se reconnaître dans les deux yeux exorbités qu’il voyait le regarder, comme si la pupille s’était à ce point dilatée qu’elle ne faisait plus qu’un cratère noir avec l’iris, habituellement brun. Il observait cet autre d’un air méfiant.
Il fut bientôt dans la caldeira de l’œil. Noyées d’une vague d’eau mate, les rumeurs de l’arène s’étaient tues. Cela aurait dû sentir au moins le sang, la lave ou la poussière, mais il ne sentait rien. Il aurait voulu fermer les yeux, mais c’était plus fort que lui, il lui fallait voir. A tâtons, il s’abîmait les mains sur le dacite des tribunes effondrées. La chair incandescente des mots devaient pourtant encore être là! 

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Il est notable que la mise au point de potentiomètres rectilignes a été un progrès.

Lorsque, sur l’écran de contrôle, l’ingénieur voit le maillot rouge mettre les mains en coquille devant ses parties génitales et fixer, à 9 mètres 15, l’adversaire s’élancer vers les 0,8 bar du ballon, il est au sommet de son art. Les deux mains sur les faders , casque sur les oreilles, bien campé sur ses deux jambes, il est prêt à mixer en direct un son bien particulier qui porte dorénavant son nom.

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Les îles

Vous pensez que le passé, parce qu’il a déjà été, est achevé et immuable ? Ah non, son vêtement est fait d’un taffetas changeant et chaque fois que nous nous retournons sur lui nous le voyons sous d’autres couleurs.
Milan Kundera, la vie est ailleurs, Folio Gallimard, 1973, traduction 

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L’île des morts 1883

En 1995, il s’était rendu à Berlin avec Marie.
— Tu vois, dit Adrien, sans la regarder, je n’ai jamais vraiment aimé ce tableau.
— Moi non plus, répondit Marie distraitement.
Ils n’étaient pas d’accord.
Ce qui déplaisait à Marie, il le savait, c’était le thème , ce qui pour elle mettait fin à toute confrontation avec la peinture et donc à toute discussion. Il avait toujours eu du mal à se résigner à cette différence entre eux et il sentit de nouveau le besoin de lui expliquer que ce qui le dérangeait ici, c’était la forme de la peinture, non le sujet abordé, qu’il ne pouvait de toute façon pas faire de distinctions entre forme et sujet, que la forme était déjà tout: mais déjà, elle se dirigeait vers la salle suivante et le laissait seul.

Non, il n’avait jamais aimé cette peinture, mais il avait une histoire avec elle. Quelque chose, à chacune des nombreuses visites qu’il avait effectuées dans cette ville qu’il aimait tant, le conduisait dans ce musée et le retenait devant cette œuvre: une ambiance, un certain silence, la mélancolie, peut-être.

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Une île allemande

La toute première fois qu’il était venu ici, il y a plus de 40 ans, après avoir traversé la vaste étendue d’un pays interdit qu’il ne découvrira que plus tard, il allait avoir 20 ans. Il ne connaissait pas Marie, mais

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Sur le deck d’un yacht, une tribu d’humains se déhanche sur les 120 pulsations d’une musique de laquelle une machine semble avoir retranché la plupart du medium et de l’aigu pour ne laisser passer qu’une ligne de basse répétitive. Sur le quai où s’arrêtent quelques badauds, une femme en jeans, indifférente aux regards désapprobateurs que son embonpoint pourrait susciter, balance en rythme son formidable cul. Sur le pont, proche du bastingage en laiton, un des membres de la tribu danse : bras droit tendu devant lui, il fixe l’écran d’un portable, se filme.

Les eaux du port sentent les algues et le poisson.

Ecran fractionné

Elle est agenouillée sur les pavés de la zone piétonne. Son buste, basculé vers l’avant, repose sur ses deux coudes posés à terre. Elle joint les deux mains au dessus de sa tête qu’elle tient rentrée entre ses bras . Son front touche presque le sol. Devant elle sur un masque jetable faisant office de napperon, un verre en carton et une affichette sur lequel est écrit un seul mot. Merci.
Autour d’elle, des gens masqués trompent leur ennui estival en déambulant dans les rues, cherchant vraisemblablement la tentation d’ultimes soldes ou de souvenirs à remporter.

Sur la deuxième partie de l’écran, le ministre, plan poitrine, invité sur le plateau d’une télévision nationale, expose la règle ABCD qui doit permettre à chacun de savoir s’il doit ou non porter le masque pour se protéger de l’épidémie.

En achetant la maison dans ce lotissement un peu à l’extérieur de la ville, mais d’où on pouvait joindre les commerces à pied, ils avaient remarqué tout de suite qu’ils avaient accès par un portillon au fond du jardin au pré communal qui faisait office de terrain de jeu pour les enfants du quartier.

Dix ans déjà qu’ils habitaient ici. Jamais ils n’avait eu à la regretter. Ils s’y sentaient bien et la vie s’écoulait . Ils en oubliaient presque la nostalgie du petit village d’Elbegendi près de Midyad d’où venait toute la famille.

Ce soir il a passé le portillon et arrose les tomates et les courgettes, qui ont envahi le fond du jardin, directement depuis la pelouse du jardin municipal.

L’air est encore un peu chaud, mais le vent d’ouest souffle  une douceur agréable après les chaleurs suffocantes de la journée. Il se tient là en débardeur dans le vent doux de l’Atlantique, arrose ses légumes à travers la barrière de son jardin sans un mot. A côté de lui sa femme, longue robe violette avec des motifs de fleurs, gilet vert, Hijab blanc sur les cheveux et autour du cou, caresse lentement l’herbe de la semelle de ses sandales.

Aucun ne parle. Ils remuent à peine. Seuls le bruit de l’eau sur les losanges du grillage, le souffle du vent et le balancement léger de son pied.

Sur les varechs bruns de l’estran, un homme sillonne le fond  rocheux. La grisaille de sa silhouette, l’olive des rochers et la brume du ciel composent pour l’observateur assis plus loin sur la plage, un paysage en camaïeu, peint dans la substance même des éléments, de la chaleur et du vent.

Il essaie d’évoquer les flux de vie qui l’ont échoué là, à cet instant précis, sur la vase mordorée: les nécessités, les hasards.

Il marche et fouille, lentement, avec application.

Parfois il le perd de vue. Seul alors le blanc crème du seau en plastique qu’il tient de la main gauche lui permet de le retrouver, griffant lentement le sable dans une flaque de marée.

Il marche et fouille.

Tout se confond en cette marche lente, entrecoupée à intervalles réguliers par l’abaissement du buste, la pose du seau et la fouille rapide dans le sable.

L’activité de l’homme est dans le paysage comme les flaques de marée, la couverture brune des varechs, le ciel embrumé et le sable. L’homme à son travail sur l’estran,  indubitablement là, sans passé, sans avenir. Indubitablement là.

Il sait qu’il ne convient pas de chercher à le rencontrer , à lui parler. Il n’y aura pas d’autre échange.

Il le voit revenir en direction de la plage, bientôt suivi à quelques mètres par une femme, silhouette également grise, même seau blanc crème, qu’il n’avait pas remarquée. Ils ne parlent pas, quitteront bientôt le paysage, poussés par la marée montante : ils retrouveront  les mots de tous les jours, fermant ainsi la parenthèse.