La couleur de la mer

Rien de plus étonnant que certains propos ou programmes d’artistes, tout chargés de philosophie, de considérations parfois mathématiques et souvent naïves, invoquées en vue de préparer à l’intelligence de leurs oeuvres et de disposer le public à en soutenir la vue. Mais c’est, au contraire, la vue qui dans les arts, doit par soi seul introduire la jouissance, et, s’il y a quelque idée à suggérer, y conduire par ses perceptions. Un peintre devrait toujours songer à peindre pour quelqu’un auquel manquerait la faculté du langage articulé… N’oublions pas qu’une très belle chose nous rend  » muet » d’admiration.

Paul Valéry, Oeuvre, tome 2, le Livre de Poche, 2016, p.575-576

Evolutie, peinture de Piet Mondrian
Evolutie, peinture de Piet Mondrian

Cette peinture de Mondrian (Piet MONDRIAN, Evolutie, [Evolution], vers 1911, 183 x 257,5 cm, Gemeentemuseum den Haag, La Haye) montre jusqu’à la caricature deux impasses de l’art.

I – l’œuvre d’art comme l’illustration d’un discours.

Le discours assèche le corps de la peinture. En gommant la complexité du monde, il est condamné à la métaphore et à l’allégorie.

Certes il y a du discours dans l’art, mais l’œuvre l’excède toujours. Si l’œuvre donne une piste de réflexion, ou une émotion, celle ci reste autant certaine que fragile et provisoire.

K. me disait un jour, alors que je cherchais à adoucir un peu dans la traduction en français d’une de ses nouvelles en allemand sa syntaxe élaborée et heurtée, que l’œuvre d’art devait pouvoir se ficher dans la gorge du lecteur afin qu’il ne puisse pas la digérer si facilement. (Et donc qu’il était hors de question que je cherche à corriger les nombreux accrocs avec lesquels il construisait son texte).

L’art s’exprime par la matière aussi et peut-être même surtout.

Si discours il y a, et discours il y a, il s’extirpe difficilement de cette matière au sein de laquelle il est comme embourbé. Une fois extirpé, c’est sali, empêché par la boue de l’oeuvre qu’il tente de s’exprimer. Il finira par retourner à cette terre première, épuisé d’avoir tant cherché à ne pas réduire encore et encore l’oeuvre dont il avait cherché à sortir. Ragaillardi par elle, il renaîtra, sans doute, peut-être, identique et différent, pour subir à nouveau le même sort.

Est-ce de cette tension que naît le sentiment de la beauté ?

La contemplation: ou lorsque le discours fait à ce point corps avec l’oeuvre qu’il n’y a plus rien à dire, que plus rien ne bouge et qu’on devient pur spectateur ?

Mais si l’œuvre a été construite à partir d’un discours, réduite au discours, comme ici dans le tableau de Mondrian où, littéralement, il n’y a plus rien à voir, puisque tout, quasiment, a été dit: le bleu verdâtre de la femme de gauche comme sentiment religieux teinté de peur, le jaune du panneau de droite comme symbole de l’intelligence puissante, le bleu des yeux ouverts du panneau central comme signe de l’éveil de l’initié, etc. Cette minceur de l’oeuvre alors: cette réduction au discours théosophique, au plat illustratif !

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II – La recherche de la vérité des couleurs, des correspondances, des symboles, et surtout la croyance en un plan supérieur qui structurerait secrètement un monde que l’ artiste devrait chercher à percer, ce discours propre à tous les ésotérismes (ici, la théosophie) est une seconde impasse.

Contre les mots secs et les symboles étroits, le rouge comme colère, le noir comme malice, le vert-bleu comme peur, contre aussi la couleur pure, la couleur vraie, la couleur divine ou universelle, il faut préférer la nature changeante de la mer.

Ainsi elle sera pourpre, rouge ou bleue, grise, noire ou blanche, pers, vineuse ou comme la violette, empourprée, fascinante, indicible, sombre, claire, brillante, ourlée, onduleuse, frémissante, gonflée, plate, formée, …. La toile de la vie sans Dieu, la culture des Hommes face à la nature ou une quelconque divinité.

Creuser sa structure, chercher à saisir les nuances, le mouvement, le bruit, la répétition, le rythme.

La mer comme une toile potentielle de laquelle on ne perçoit cependant rien d’autre qu’un banal et proche horizon et une surface, reflet d’une profondeur et d’un ciel dont on ne voit rien. La vie est là, belle et banale, limité et complexe, transparente et opaque: inutile d’aller plus loin.